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De l'épigénétique... à l'épidarwinisme

Couronnée de la gloire d’avoir prouvé l’existence des déterminants héréditaires de nos caractères, la génétique a répété pendant un siècle qu’un mur infranchissable séparait ces gènes du milieu extérieur. Sous sa forme « moderne » d’après guerre, la « génétique moléculaire » posa que l’ADN ne pouvait « évoluer » qu’aléatoirement, indépendamment du milieu, et qu’en aucun cas les mutations affectant les cellules sexuelles ne pouvaient être déterminées par leur environnement somatique (le reste du corps, soumis aux aléas du milieu dans lequel il se construit et se renouvelle). Moins encore les protéines actives déterminées par les gènes ne peuvent elles-mêmes déterminer ces derniers. C’est ce qu’on a appelé le « dogme central de la génétique moléculaire ». 

Sous cette forme, il s’adaptait bien au concept darwinien de sélection naturelle, puisque celle-ci ne triait les individus, variables par définition (mutations continuelles au hasard) qu’a posteriori, une fois les mutations survenues. Seules les formes mutantes dotées d’un « avantage sélectif » pouvaient ainsi devenir progressivement majoritaires dans la population et, à terme, changer l’espèce elle-même. Cet heureux mariage entre génétique et darwinisme –Darwin ignorait l’existence des gènes et de leurs mutations- devint pendant tout le vingtième siècle un paradigme (quasiment) jamais remis en cause, sous le nom de néodarwinisme, ou « théorie synthétique de l’évolution ». Toute la recherche en biologie ne visait plus qu’à « compléter » cette théorie, tout en l’agrémentant d’éventuelles exceptions ou circonstances spécifiques, confirmant bien entendu la règle...

Mais il faut dire que cette « barrière » infranchissable a dès l’origine posé problème, tant elle apparaissait aux yeux des biologistes de « terrain », aux yeux des « naturalistes », comme fortement teinté d’idéalisme : Les êtres vivants se résument-ils à des « golem » exprimant le « Verbe » écrit en eux par une divine Providence ?

Heureusement, le « hasard » des mutations modérait cette possible dérive théorique, à tel point qu’on finit, faute d’une vision matérialiste conséquente, par sacraliser, voire diviniser ce hasard, catégorie indépassable, se suffisant à elle-même, seul rempart conceptuel (mais creux) contre le « finalisme » théologique (préformation du vivant, direction extérieurement guidée de son évolution).

Parallèlement au développement de la génétique des populations, l’une de ses branches la plus strictement soumise au dogme néodarwinien, la génétique moléculaire, poursuivit ses recherches, ne cessant de découvrir des mécanismes de plus en plus perfectionnés, de plus en plus complexes, à l’origine de l’expression des gènes. Ces derniers perdaient, au fil des ans, leur définition première : une crise profonde mit à mal la triple unicité du gène, faisant tomber l’une après l’autre « l’unité de fonction » du gène (une seule fonction par gène), son « unité de recombinaison » (le gène est un quantum d’hérédité des caractères), et son « unité de mutation » (le gène est la seule information à pouvoir « varier »).

La crise du néodarwinisme, à la fin du vingtième siècle, opposait ce dogme, maintenu, de la triple unicité du gène, aux récentes découvertes, de plus en plus génantes, liées aux modalités extrêmement complexes de leurs variations et de leur expression, pourtant issues d’un hasard totalement aveugle et non dirigé.

 

LA RÉVOLUTION ÉPIGÉNÉTIQUE

 

Coup de théâtre : à l’aube du vingt-et-unième siècle, on découvrit que parmi ces modalités complexes, certaines n’avaient d’autre vocation que « d’autodiriger » les variations, non pas vers une finalité préméditée (idéalisme), mais plutôt vers l’échappement opportun de situations environnementales périlleuses pour l’individu voire pour la population toute entière. La plus déroutante fut celle d’un mécanisme capable de « stimuler » sélectivement l’hypermutabilité de zones d’ADN utiles en cas de stress environnemental, puis de « sauvegarder » (d’oublier d’oublier) les variations locales avantageuses dans les générations ultérieures (de façon réversible).

Quand une population est menacée d’un stress qui la détruirait à très court terme, des variations salvatrices issues de l’acquis peuvent alors, surtout chez les espèces « fixées » incapables de fuir, devenir héréditaires beaucoup plus rapidement que ne le permettraient les seules mutations aléatoires « dans » les gènes, beaucoup trop rares. On parla pour désigner ces mécanismes encadrant la trop lente évolution endogène des gènes « d’épigénétique ».

Après un siècle pendant lequel la génétique s’appuyait exclusivement sur le dogme d’une impossibilité de l’hérédité de l’acquis, celle-ci devint un fait scientifique, démontré non par des dissidents de la génétique classique, si chargée d’idéalisme comme nous l’avons vu, mais par les généticiens eux-mêmes.

Bien sur il ne s’agit pas d’une loi générale de la génétique, mais d’une possibilité, parmi d’autres, mûrie par le jeu de sélections naturelles de variations aléatoires. Cette possibilité retenue devint, objectivement, un « contre-feu » au mécanisme darwinien de l’évolution, passif et originel. Le couple hasard-sélection avait mis en place des stratégies évolutives lui échappant désormais, jusqu’à un certain point. Voilà une forme assez évidente de « négation de la négation » dans le jargon de la dialectique.

Nous sommes maintenant face à un dilemme. La génétique a engendré par ses seules forces, la négation des dogmes qui l’ont fondée à l’origine. Mais cette négation n’est pas une négation absolue, puisque les modalités « d’hérédité de l’acquis » ne sont et ne peuvent être qu’une conséquence historiquement déterminée du jeu de la sélection darwinienne sur fond de variations effectivement aléatoires. En d’autres termes il a fallu que ce « dogme » soit vrai pour qu’il opère et mette en place les mécanismes le dépassant. Nous ne sommes pas revenu au prédarwinisme d’un Lamarck, comme certains généticiens actuels voudraient l’affirmer un peu légèrement. Au contraire, il faut admettre comme vrai le mécanisme qui finit par se nier, jusqu’à un certain point, pour que cette négation elle-même puisse être vraie.

La pilule épigénétique n’est toutefois pas avalée en biologie, loin de là. Les modalités décrites ne sont encore que « concédées », à la marge. Même si partout on parle de « révolution épigénétique » ces dernières années, tant les conséquences sur notre quotidien vont être nombreuses et prolifiques. Mais sur le plan théorique le hiatus persiste, et on a du mal à considérer enfin la « loi » darwinienne, comme on a toujours considéré les « lois » en physique ou en chimie, c'est-à-dire dans un « cadre » d’application toujours relativisé par son élargissement continuel.

 

C’EST BIEN LA LOI DARWINIENNE ELLE-MÊME QUI ÉVOLUE DÉSORMAIS

 

Si le couple darwinien variation-sélection est bien une « loi » motrice de l’évolution des espèces, il faut alors reconnaître et identifier dans les méandres complexes de l’histoire naturelle (et non dans un espace temps intangible éternellement vrai) les formes de l’évolution même de cette loi jusqu’aujourd’hui. Il ne s’agit aucunement de « contredire » Darwin, d’être antidarwinien, puisque certains enthousiasmes néolamarckiens commencent à se manifester ; Il s’agit tout au contraire de proposer les contours d’un « épidarwinisme », qui ne nierait pas plus le darwinisme que l'épigénétique ne nie la génétique.

Toute loi naturelle s’inscrit dans un univers matériel en développement permanent, et ce mouvement évolue à la fois quantitativement et qualitativement : ici la perpétuation des espèces vivantes se réalise non pas seulement par leur reproduction mais au-delà et paradoxalement, par leurs transformations radicales.

Ainsi les « lois » elles-mêmes sont vouées à mettre en place un cadre nouveau où elles s’exerceront sous d’autres formes, de la même façon que la gravité newtonienne à notre échelle a émergé de lois gravitationnelles quantiques ayant évolué avec les particules depuis les premiers instants du Big Bang.

Georges W. Hegel puis Karl Marx et Friedrich Engels parlaient « d’Aufhebung » pour qualifier un dépassement dialectique comme négation « et » continuation de l’ancien. Ici, les modalités d’une certaine « hérédité de l’acquis » plus efficace dans certaines circonstances que la seule évolution passive et lente des gènes, sont à la fois une négation des mutations aléatoires simples et une stratégie mise en place par le jeu d’une variation - sélection ayant plus ou moins dompté ces mutations (les accélérant et les concentrant sur des zones ciblées du génome).

C’est une « négation » parce que les mutations sont « contrôlées » dans des zones ciblées pour survivre, et dans leur vitesse. Mais c’est aussi une « continuation » parce que les mutations restent au fond aléatoires et non-dirigées au niveau des zones ciblées. La « nécessité » naît en effet, en particulier pour les mutations, d’un élargissement statistique des effets d’une variabilité aléatoire.

 

L’ÉVOLUTION EST UNE FORME D’HÉRÉDITÉ BIEN CURIEUSE

 

Mais il faut aller plus loin : Il y a une raison pour laquelle la loi darwinienne est elle-même susceptible de muter. Et cette raison réside dans les propriétés intrinsèques du vivant, de ce qui fait du vivant une partie de la matière universelle distincte du reste, tout en conservant ses propriétés fondamentales c'est-à-dire en particulier son mouvement permanent et endogène, autrement dit son entropie.

Le couple variation-sélection est ici l’effet d’une propriété encore plus fondamentale du vivant : l’hérédité. Et c’est sans doute là où « l’évolution des espèces » semble le plus difficile à mettre en évidence, dans l’étude de l’hérédité (littéralement reproduction du « même »), que se tient la raison profonde des transformations d’espèces (négation de l’hérédité).

Le couple variation-sélection n’est pas un « moteur aléatoire » de l’évolution, mais précisément la flèche allant de l’aléatoire au nécessaire et du simple au complexe. L’existence de cette flèche (qu’on appelle « néguentropie » en thermodynamique) peut donner l’illusion fausse d’une direction prédéfinie, alors qu’elle ne dirige le vivant que dans le sens de sa seule perpétuation dans un milieu qui l’en empêche. Dans ce cadre, conservation (hérédité) et transformation (darwinisme) sont de ce fait dirigés dans le même sens. L’un se manifeste par un élan direct (et vain), l’autre par un « aufhebung » permettant une perpétuation plus efficace (mais fausse) à long terme… sous un forme transformée, mieux adaptée au milieu changeant. L’évolution n’est pas en ce sens un sous-produit passif du vivant mais son principe même.

Tout est parti d’une double faculté pour certaines molécules organiques (les acides nucléiques), tout à fait contingente, de s’autorépliquer (en présence dans le milieu de ses briques élémentaires libres) et de catalyser la formation de ses briques moléculaires constitutives.

C’est sans doute cette rencontre contingente dans le même type de molécule de deux facultés chimiques indépendantes, qui fut la source de toute l’histoire naturelle : Car avec les générations moléculaires et l’inéluctable entropie du milieu de vie, deux alternatives s’offraient à ce type de système chimique : la disparition pure et simple… et à la marge la subsistance de variations innovantes perfectionnant plus avant cette faculté originelle d’autoréplication. L’un de ces destins n’est plus détectable aujourd’hui par définition, tandis que l’autre, initialement marginal, n’a cessé de prolonger son mouvement, par rétroaction positive, vers plus de perfectionnement dans la seule direction qui ne soit pas « téléologique » : l’émancipation vis-à-vis du milieu (sans cesse reformulée puisqu’impossible) à l’origine d’une continuelle inadaptation. Ainsi toute l’histoire naturelle n’est plus celle d’un « hasard » sacralisé, mais au contraire celle d’une complexité croissante, celle des mécanismes sans cesse perfectionnés capables d’échapper aux variations meurtrières de l’environnement, partant d’une faculté extrêmement fragile au départ d’autoréplication simple des premières molécules organiques dans la « soupe primitive » prébiotique.

Si les mathématiques sont la science de l’infini ou des infinis, si la chimie est la science de l’infiniment petit et la physique celle de l’infiniment grand, la biologie peut quant à elle devenir la science de l’infiniment complexe. Mais il faut voir cet infiniment complexe comme une direction, une tendance générale, admettant donc des régressions, voire des impasses, dans un environnement universel de tendance totalement contradictoire, puisqu’accroissant sans cesse son désordre.

 

L’ÉVOLUTION DARWINIENNE TEND À SE FREINER SANS JAMAIS LE POUVOIR ABSOLUMENT

 

Ce que la génétique nous enseigne peut être vu comme une succession de stratégies cellulaires contre les mutations et les changements. Et ces stratégies n’ont cessé de se perfectionner au fil des âges, jusqu’à innover même dans l’anticipation des changements environnementaux « contre » voire « mieux » que les mutations spontanées elles-mêmes…

Aux origines du vivant et avant la formation de véritables cellules fermées, le « monde à ARN » se composait de polymères à une seule chaîne de nucléotides capables à la fois d’activités catalytiques (comme des enzymes) et de réplications à l’identique par complémentarité naturelle des nucléotides constitutifs. Mais une première révolution « conservatrice » à partagé ce monde en deux : l’activité catalytique fut celui de protéines déterminées par les acides nucléiques (gènes) tandis que les acides nucléiques archivés furent des ADN à deux chaînes fermées [1] (voir la figure en fin d’article). Les ARN résistèrent à l’interface de ces deux mondes (en tant que copies exportables des gènes d’ADN) mais perdirent leurs attributions premières (double faculté de contenir l’information pour la réplication et de catalyser les éléments permettant chimiquement l’expression de cette information). Un tel partage fut une sorte de garantie pour les acides nucléiques, désormais ADN, de mieux se conserver, de mieux protéger son intégrité des aléas extérieurs.

Dès lors, même la modalité dite « semi-conservative » de la réplication de l’ADN [2] à la base des générations successives de cellules, est une « solution » moléculaire à la nécessité d’éviter au maximum les « fautes de frappe » (mutations ou erreurs de copie aléatoires), puisque chaque brin d’ADN se construit sur un brin existant, et reste fermé sur lui.

Comme des erreurs de copie ne peuvent être « absolument » évitées dans l’entropie universelle, le vivant a élaboré des contre-tendances qui vont diminuer au maximum la portée de telles mutations, qui vont les raréfier à l’extrême.

Ainsi le code génétique qui attribue à chaque groupe de nucléotides (quatre types possibles A, T, C, G) sur l’ADN un acide aminé sur les protéines déterminées se lit trois par trois sur l’ADN, ce qui a pour conséquence collatérale d’attribuer souvent le même acide aminé à trois ou quatre triplets de nucléotides différents (64 possibilités de triplets pour seulement vingt types d’acides aminés à coder). On réduit ainsi considérablement le nombre de mutations qui vont se traduire par un changement réel dans la protéine active, du fait de la redondance du code génétique [3]. Encore un moyen de limiter la portée des mutations au niveau de nos caractéristiques héréditaires, sans pouvoir les éviter absolument.

Mieux encore : on a mis en évidence au niveau des cellules, même primitives, des systèmes extrêmement élaborés de correction des zones de l’ADN endommagées par le milieu. Les systèmes enzymatiques SOS et SRM agissent précisément pour protéger l’ADN des usures et des potentielles mutations (ce sont par exemple ces systèmes qui protègent nos cellules cutanées des effets mutagènes et cancérigènes des UV) [4]. Au niveau cellulaire, des dispositions similaires chez les pluricellulaires stimulent la destruction sélective des cellules mutées dans un tissu sain (apoptose).

Une nouvelle révolution, dans les premiers temps de l’histoire du vivant, alors que les êtres pluricellulaires n’existaient pas encore, a consisté à « emballer » le génome dans un noyau au sein de la cellule [5], avec une artillerie moléculaire extrêmement lourde pour permettre en parallèle à la cellule de continuer à se diviser malgré cet emballage spécifique de l’ADN. Les mécanismes extrêmement compliqués de la division conforme (mitose) sont liés au coût matériel et énergétique d’une protection de l’ADN dans une enveloppe hermétique (d’où les gènes ne sortent jamais et n’exportent que des copies dans le cytoplasme) appelé noyau. C’est l’émergence des eucaryotes à partir des procaryotes (dont l’ADN flotte directement dans le cytoplasme cellulaire).

Le fait que le vivant soit historiquement passé de modalités asexuées à des modalités sexuées pour la reproduction complique considérablement la reproduction, mais en faisant en sorte qu’une mutation soit tue par la présence d’un deuxième exemplaire du gène concerné : Quand une version (paternelle ou maternelle) est défectueuse suite à une mutation, l’autre version, surnuméraire et statistiquement plus fonctionnelle, compense la perte. Cette diploïdie [6] repose sur des mécanismes complexes, qui notamment activent ou répriment les exemplaires (allèles) de chaque gène selon la position dans le corps ou le tissu et les circonstances environnementales et locales.

Mais les complications vont naturellement bien plus loin, puisque lors de la production de copies des gènes exportées hors du noyau des cellules pour être traduites en protéines, ces copies subissent des redécoupages et recollages alternatifs, lors desquels bien des segments informationnels (introns) sont purement et simplement éliminés. Ainsi, si les erreurs de copie affectent des introns (partie non négligeable du génome), ils n’auront aucun impact non plus sur les caractéristiques exprimées [7].

Bien d’autres modalités sont responsables de remaniements au sein du génome sous l’influence directe de l’environnement : duplication de gènes, polyploïdie, translocations, remaniement de segments d’ADN au sein des gènes ou même entre les gènes, capacité d’un gène à produire des protéines totalement différentes selon les circonstances, etc. L’ensemble de ces mécanismes suppose une multitude d’enzymes à l’activité extrêmement raffinée, donc un coût matériel et énergétique reflétant l’importance des enjeux de la conservation / perpétuation.

Un des effets particulièrement éclairant parmi les dernières grandes révolutions moléculaires du vivant, est celui de la fameuse séparation soma – germen, de ce qu’on pourrait appeler la « lutte contre l’hérédité de l’acquis » (puisque celui-ci peut être handicapant d’une génération à l’autre si le milieu change).

Chez les êtres pluricellulaires, seules certaines cellules, minoritaires et particulièrement bien protégées, emballées, isolées du reste du corps, sont vouées à la reproduction (cellules sexuelles). Toutes les autres, les cellules somatiques, peuvent se développer en étroite liaison avec le milieu changeant (immunité, régulations diverses et homéothermie, etc.). Les premiers néodarwiniens, parmi lesquels le célèbre Weismann (qui coupait les queues de souris sur plusieurs générations pour « démontrer » très naïvement l’impossibilité d’une hérédité de l’acquis), y ont vu une barrière étanche, métaphysique, essentialiste, entre ce qui est conservé (les gènes des cellules sexuelles) et le milieu dans lesquels celui-ci s’exprime (les cellules somatiques exprimant ces mêmes gènes). Or on s’aperçoit aujourd’hui qu’une telle barrière n’est pas « passive » mais bien « construite », elle aussi, par toute une série de molécules chargées de « réinitialiser » le génome des cellules sexuelles, pour qu’il reparte de zéro et n’hérite pas des modifications et usures trop circonstancielles des génomes parentaux [8].

Mais si cette barrière est bien fondée sur des mécanismes complexes, ces derniers se sont construit progressivement, et peuvent donc être ultérieurement surmontés, rétroactivement, si un milieu trop dangereux ou trop imprévisible l’impose. C’est la raison d’être des recherches épigénétiques actuelles : Il y a bien une « barrière » soma-germen, une séparation inné – acquis, mais il s’agit d’un résultat et non d’une cause de l’autoconservation (impossible) du vivant, comme une modalité supplémentaire apte à protéger davantage le génome des aléas extérieurs. De plus, cette barrière construite peut elle-même se franchir finalement et à la marge, par l’émergence de mécanismes encore plus complexes, capables d’oublier d’oublier lors de la nécessaire réinitialisation des gamètes, les zones qui en changeant se sont révélées utiles dans le nouvel environnement. Telles sont les bases d’une hérédité de l’acquis « antilamarckienne », épigénétique.

 

SON EFFET RÉVERSIF EST L’ABOUTISSEMENT LOGIQUE DE L’ÉVOLUTION DES ESPÈCES

 

On voit bien à quel point l’histoire du vivant est celle d’une « lutte pour la survie », d’une lutte pour son émancipation d’un milieu non seulement changeant mais aussi imprévisible, qui retourne les dégâts occasionnés par ce milieu (mutations à plusieurs échelles) contre les contraintes qu’il impose. C’est ainsi qu’on observe par exemple chez les animaux vertébrés pour ne citer qu’eux, une émancipation progressive du milieu d’origine aquatique jusqu’aux formes sociales ayant pour vocation ultime la production puis la maîtrise du milieu de vie lui-même pour ralentir ses changements, son imprévisibilité et améliorer du même coup les capacités d’autoconservation… sans le pouvoir jamais absolument. Il n’y a donc en définitive d’opposition entre changement et stabilité qu’en apparence dans la nature.

Les mécanismes darwiniens ont produit toutes les modalités visant à diminuer leurs contraintes, surtout en terme de rapidité et d’imprédictibilité. C’est ainsi, et seulement ainsi, qu’on peut parler d’épidarwinisme, dont certaines modalités ont été identifées par Patrick Tort, chez l’homme, comme un « effet réversif » de la sélection naturelle parvenue à son stade ultime. Il faut aujourd’hui travailler à découvrir les principes de cet effet réversif, non plus simplement culturels mais encore d’ordre biologique, chez la grande majorité des êtres vivants de la biosphère actuelle, telle qu’elle fut façonnée par la longue histoire naturelle.

Les stratégies cellulaires de lutte contre les mutations