Cosmologie: Vers le "grand rebond" de la dialectique matérialiste

Note de lecture de Georges gastaud

A propos du dernier numéro du magazine scientifique Pour La Science, qui traduit bien le retour tacite des sciences expérimentales à une certaine forme de dialectique pourtant si longtemps conjurée.
Georges Gastaud est philosophe, auteur d'un essai en quatre tomes intitulé Lumières Communes (Delga, 2017) sur cette question.

Le dernier numéro (novembre 2017, n°97) de la revue Pour la Science (PLS), dont l’argument général est « Le big-bang a-t-il existé ? », est souvent passionnant.

Pour peu que l’on passe sur l’étrange éditorial qui place ce numéro d’orientation très matérialiste sous l’égide suspecte de… St Augustin (!)*, la plupart des articles – qui introduisent aux recherches actuelles des cosmologistes et des astrophysiciens sur les « débuts ( ?) de l’Univers », ne peuvent qu’interpeler fortement les héritiers d’Engels, de Marx et de Lénine, et plus généralement, tous les rationalistes, matérialistes, anti-créationnistes et autres vrais amis des Lumières.

Pour ne prendre que deux exemples, on peut se référer à la brillante introduction d’Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences. Contre tout créationnisme, c’est-à-dire en l’occurrence, contre toute prétention à faire du « big-bang » l’origine absolue de l’Univers, c’est-à-dire la déclinaison « scientifique » du « Fiat lux »** biblique, E. Klein déclare notamment :

« De multiples variantes existent autour de ces modèles (cosmogoniques, N.d.G.G.) que nous ne présenterons pas ici car elles ne changent pas fondamentalement la donne : aucune ne donne corps à l’idée d’une création ex nihilo (à partir de rien, en latin, N.d.G.G.) de l’Univers ».

Et pour être plus parlant, cette autre citation de Klein portant sur le scénario du « grand effondrement », dit « big-crunch » : 

« ce phénomène renverse l’image que nous nous faisons du big-bang, qui n’est plus qu’une sorte de transition entre deux phases distinctes d’un seul et même univers » (p. 11).

Bref, comme nous l’avons longuement montré dans le T. III de Lumières communes (intitulé Sciences et dialectique de la nature), le principe dia-matérialiste cher à Lavoisier, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme, est d’une extrême portée ontologique pour peu bien entendu qu’on ne le réduise pas à la conservation des masses, mais qu’on le rapporte à chaque fois à l’échelle et au champ épistémologique qui conviennent (car évidemment, ce principe ne s’applique pas de même façon selon que l’on parle de masses et de chimie, de microphysique et de particules, voire de « création » et d’ « annihilation » de particules dans le « vide quantique », ou encore de phases du devenir de l’Univers, etc.). Bref, l’essentiel est, si j’ose dire, de dialectiser la dialectique, de la séparer du dogmatisme, bref, de se souvenir de la brillante remarque d’Engels : « A chaque découverte faisant époque, le matérialisme doit changer de forme ». De forme, pas de contenu car c’est aussi en se transformant sans cesse (anti-dogmatisme) que le matérialisme évite de se perdre (révisionnisme, idéalisme)… Ou de croire sottement avoir à se recréer à partir de zéro comme si Thalès de Milet (fondateur du courant matérialiste des Physiologues), Démocrite, Lucrèce, Descartes (conservation de la quantité de mouvement), Diderot, Lomonossov, Engels, Lénine, Politzer, Langevin, J. Solomon… ne nous avaient rien laissé de solide !

Encore plus intéressant est l’article final de PLS sur l’idée que des « trous de ver » reliant souterrainement (si l’on peut dire…) deux « trous noirs » très éloignés l’un de l’autre pourraient bien illustrer à l’échelle cosmique la « mystérieuse » intrication quantique par laquelle deux particules préalablement jumelées au moyen de certaines interactions physiques, produiront des réponses simultanées identiques à une opération de mesure, et cela, quelle que soit la distance mise par la suite entre ces deux particules, voire entre ces deux atomes : ce qui semble violer magiquement les bases de la physique matérialiste, en particulier le principe relativiste qui interdit l’interaction physique instantanée à distance (la vitesse de la lumière étant à la fois finie et indépassable). Déjà nous avions pu observer à propos d’un précédent numéro de PLS***, que l’idée de relier entre elles cosmologie des trous de ver et microphysique de la télé-portation quantique permettrait de couper court à l’idée métaphysique, voire franchement magique (donc créationniste), d’une interaction physique non spatiale et instantanée à distance (donc pour ainsi dire intemporelle et immatérielle !). Encore faut-il pour échapper au créationnisme et au « mystère » concevoir dynamiquement et dialectiquement l’espace et le temps****. Ce qui impose d’aller au bout de l’idée einsteinienne et hautement dia-matérialiste selon laquelle temps, espace, matière et interaction physique sont étroitement… intriqués, au sens large de ce participe passé. Comme le risque encore Etienne Klein parlant de l’univers primordial,

… « les théoriciens qui tentent de décrire cette phase ultra-chaude et ultra-dense osent toutes les hypothèses ; l’espace-temps possèderait plus de quatre dimensions ; à toute petite échelle, il serait discontinu plutôt que lisse ; ou encore, il serait théoriquement dérivable ou déductible de quelque chose qui n’est pas un espace-temps »,

… mais qui n’en aurait pas moins un rapport, si étrange et contre-intuitif qu’il fût, avec l’espace-temps et avec le monde matériel tels que nous les connaissons, et précisons bien : un rapport physique, matériel, non « créationniste », comme l’indiquent indirectement les mots « dérivable » et « déductible »…

Cette piste heuristique typiquement matérialiste et dia-rationaliste implique de « physicaliser » l’espace-temps, de retisser en profondeur le lien entre cosmologie et mathématique à travers l’idée de topologie cosmique chère à J.-P. Luminet, tout en évitant de dé-spatialiser et de dé-temporaliser radicalement l’Etant, ce qui revient toujours à le dématérialiser et à le « spiritualiser » en lui substituant Dieu, le Néant absolu et autres fantômes frissonnants. Déjà, dans un numéro déjà ancien d’Etincelles, nous avions pointé les travaux du cosmologiste allemand Martin Bojowald qui, en couplant la méga-théorie pionnière de la Gravitation quantique à boucles à l’idée d’un « grand rebond » de l’Univers (chaque big-bang étant suivi et précédé d’un « big-crunch », d’un grand effondrement pour parler français), approfondissait l’idée anti-créationniste et objectivement dia-matérialiste, d’un fusionnement – à la fois théorique et observationnel – de la macro- et de la microphysique, d’un réajustement non formaliste, pas purement « extérieur » de la cosmo-physique et de la géométrie, d’une interactivité dynamique fine de ce que le physicien des particules Gilles Cohen-Tannoudji a suggestivement nommé la « matière-espace-temps ». Il suffit en effet d’appliquer l’idée de « trou de ver » qui, loin d’être « non spatio-temporelle », est autrement spatio-temporelle, donc, autrement « physique », donc autrement… matérialiste, à la macro-dynamique des trous noirs (rappelons qu’il s’agit d’objets super-massifs), mais aussi à la dynamique des microparticules télé-réactives pour comprendre ceci : la physique n’a pas nécessairement besoin de s’accrocher à une forme périmée du matérialisme (par ex. le déni de la téléportation quantique, qui sert déjà de base théorique aux recherches sur l’ordinateur quantique et ses futures transmissions sans cryptage) pour « conserver » le matérialisme physico-cosmologique et, non pas nier la « localité » en général, mais UNE FORME de la localité et de l’interaction spatiale. Analogiquement, songeons à la révolution introduite dans la physique classique par l’électromagnétisme, cet élargissement théorico-expérimental par lequel Maxwell a dépassé et refondé à un niveau plus élevé l’approche de ce qu’on n’appelait pas encore la matière baryonique. Bref, encore une fois, c’est au second degré qu’il faut appliquer la formule de Lavoisier à la théorie scientifique elle-même qui doit sans cesse muer et s’élargir et, osons-le dire, gagner en abstraction, donc en résonances philosophiques et ontologiques, pour se maintenir sur ses bases matérialistes, expérimentales et rationalistes. Bref Lénine n’avait pas tort de concevoir la relativisation des vérités relatives comme autant d’étapes dans la marche vers l’élargissement de la vérité « absolue » (la relativisation des vérités relatives, leur appropriation à des champs précis que l’on croyait initialement illimités, scande le mouvement historique infini des Lumières vers l’absolutisation du vrai), à égale distance du scepticisme décourageant et du dogmatisme auto-satisfait. On verra par ailleurs, dans la note infra-paginale *** présentée ci-dessous que loin de se concevoir hors de tout lien dialectique avec la notion de spatio-temporalité, la nouvelle approche informationnelle des trous de ver et de l’intrication considère au contraire, comme l’écrit Clara Moskowicz, rédactrice du Scientific American, que…

« … la gravité et l’espace-temps pourraient n’être que le produit final, en trois dimensions, de l’intrication des qubits dans un espace n’ayant que deux dimensions » (repris dans PLS n°97, p. 98).

Je me permets enfin immodestement – mais vu la censure (ou la caricature !) quasi-totale dont mon livre Lumières communes a été frappé depuis sa parution il y a un an (quatre tomes de recherches, zéro recension dans la presse professionnelle, zéro dans les émissions radiophoniques portant sur « l’actualité de la philosophie » – , presqu’aucune dans la presse militante !), de rappeler que la puissance de l’outil marxiste, plus précisément, du matérialisme dialectique, est telle que L.C. avait pu ouvrir la piste, indépendamment ce qui se passait réellement chez les cosmologistes, et dont je n’avais pas la moindre idée, d’un approfondissement de la dialectique espace/matière à partir d’un rapprochement entre cosmologie des trous de ver et microphysique de l’intrication. Or cette piste de recherche, qui n’est pas à proprement parler scientifique mais seulement philosophique (comment respecter les phénomènes empiriquement constatés sans tomber dans la métaphysique ou dans l’esprit magique ?), semble désormais, sur la base de sa propre dynamique heuristique, s’internationaliser désormais en attirant de plus en plus les regards.

Résumons : les marxistes qui continuent de regarder de haut la dialectique engelsienne de la nature et à s’accrocher aux conceptions étroitement « praxiques » ou « épistémologistes » de la philosophie marxiste, bref, tous ceux qui nient son éclatante dimension ontologique, retardent terriblement sur les scientifiques qui, sans le savoir, sont mille fois plus proches d’Engels et de Lénine que de nombreux « marxologues » tétanisés par le rejet indiscriminé du diamat soviétique*****. A l’inverse, qu’il est dommage que les spécialistes de l’ontologie marxiste continuent d’ignorer les recherches ontologiques des marxistes… et de leur préférer, plus pour l’ornement que pour la recherche, plus pour « montrer patte blanche » à l’idéalisme épistémologique dominant que pour chercher à voir clair dans la philosophie objective de leur science (des leçons terriblement importantes pour bâtir la moderne conception rationaliste du monde indispensable aux luttes progressistes !), ce que la dialectique matérialiste peut leur apporter quasiment « sur un plateau », pour peu qu’on fasse sur elle le même effort que celui qu’a consenti la physique sur Newton, la biologie sur Darwin ou Mendeleiev sur l’héritage de Lavoisier.

 

NOTES

* Augustin déploie une défense fort subtile du créationnisme biblique dans le chapitre XI des Confessions, qui est consacré au temps. A la question-piège posée aux théologiens judéo-chrétiens par les auteurs païens : « mais que faisait donc Dieu avant la Création ? », Augustin répond en invalidant la question. Il n’y a pas d’avant du temps puisque l’avant et l’après, en un mot, la succession, sont « immanents » au temps. Cela revient à dire que la Création divine n’a pas eu lieu dans le temps mais qu’elle est plutôt création du temps. L’éditorialiste de PLS-Novembre 2017 n’explicite nullement cette subtilité, hélas. Dans le tome III de Lumières communes, j’ai examiné méthodiquement les approches philosophiques possibles du « big-bang ». J’ai montré entre autres que l’approche augustinienne, que certains auteurs comme S. Hawkins ont cru devoir ressusciter, est à la fois inconciliable avec le matérialisme et… parfaitement sophistique. Car si elle exempte le créationnisme d’avoir à répondre sur l’ « avant » de la Création, c’est en détruisant l’idée même de Création qui suppose, au moins pour elle-même, un avant et un après. Sauf à parler de création continue et éternelle, ce qui revient à dissoudre l’idée créationniste dans celle, opposée et dia-matérialiste, d’une « création continue » du monde, comme l’avait imaginé Descartes. En revanche ce qui est parfaitement possible, c’est de concevoir un avant et un après, en quelque sorte méta-spatial et méta-temporel, de TELLE forme de spatio-temporalité, sans faire du temps tel que nous le connaissons ou croyons le connaître, « le » temps en général. On ne peut pas dire, comme certains auteurs modernes pétris d’hindouisme, « tantôt l’éternité, tantôt l’inéternité » (ekassam sassatam, ekassam assassatam), sans temporaliser, ou du moins, méta-temporaliser l’éternité elle-même, inscrite bon gré mal gré dans l’ordre des successions. Bref, il ne faut pas abandonner l’idée de temps ou de matière, il faut l’élargir quitte à la révolutionner audacieusement. Paradoxalement, la préservation du matérialisme dialectique passe par un degré supérieur d’abstraction comme le virent très bien Engels, puis Lénine, Jacques Solomon (le jeune physicien communiste gendre de Langevin que fusillèrent les nazis) ou Langevin. Mais a-t-on jamais procédé autrement en mathématique pour élargir et révolutionner l’idée de nombre ? Et n’aura-t-on pas des surprises aussi énormes pour mieux comprendre le vivant et, du même coup, mieux saisir le particularisme vraisemblablement très fort du vivant-terrestre si l’on finit par découvrir d’autres formes de vie sur les planètes solaires ou extrasolaires ?

**  « Que la lumière soit ! », par lequel Dieu-Elohim tire le monde du néant par sa seule parole, son « Verbe » (« Dieu dit : »). En ce sens, tout idéalisme tirant magiquement la matière de la Pensée (alors que les sciences nous apprennent que la pensée est au contraire la floraison tardive du développement de la nature) est, en dernière analyse, et si subtil qu’il soit, une dérivée du créationnisme. Le Présocratique Héraclite d’Ephèse avait fort bien posé les bases générales du matérialisme dialectique quand il écrivait : « ce monde-ci, le même pour tous, aucun dieu et aucun homme ne l’ont créé, mais il est un feu éternellement renaissant qui s’allume et s’éteint avec mesure ». Pensée fort rationnelle dont on peine à croire a posteriori que la plupart des Anciens aient trouvé son auteur « obscur ».

*** Projet de texte de G.G. sur le numéro de Mai 2017 de Pour la science : en raison de la nécessité pour Etincelles, la revue théorique du PRCF, de rendre compte du meeting internationaliste que le PRCF a consacré le 4 novembre 2017 au centième anniversaire de la Révolution d’Octobre, cet article n’a pas encore pu être publié dans cette revue qui paraît trois fois par an.

**** Pourquoi ne pas compléter ainsi le fameux principe d’Aristote qui dit que « l’Etant se dit en plusieurs sens » (to on pollachôs leghetaï) en affirmant qu’à leur tour, l’espace et le temps se conjuguent au pluriel ?