La fin du néodarwinisme

Un opportunité pour dépasser dialectiquement la contradiction génétique darwinisme

G. Suing, février 2011

Le conflit qui oppose depuis le début du vingtième siècle les généticiens, de tendance mécaniste (notion de « programme génétique ») et déterministe, aux darwiniens, de tendance vitaliste et indéterministe (couple « hasard / sélection » comme moteur de l’évolution), a finalement débouché en 1947 sur une assez maladroite « synthèse » néodarwinienne, la « théorie synthétique de l’évolution », et non sur un réel dépassement dialectique.

Le darwinisme fut alors omniprésent dans la théorie officiellement dominante, comme garantie de matérialisme scientifique, mais tout à fait absent dans la pratique, où seule comptait la recherche en génétique, dirigée en fait par son propre dogme instructionniste autonome (dogme par ailleurs fondamentalement anti-sélectionniste[1] donc anti-darwinien). Le néodarwinisme est ainsi devenu le double monstrueux du darwinisme tel qu’il aurait pu se développer dans un cadre résolument matérialiste ; il en est l’inversion/adaptation aux dogmes idéalistes du mendélo-morganisme réellement dominant. Aujourd’hui, le néodarwinisme ne subit donc pas seulement une « crise de croissance », selon la formule que Lénine appliquait à la physique du début du vingtième siècle…Il souffre en fait mortellement de la maladie développée par son principal organe ; la génétique moléculaire.

Après une stagnation théorique dans les années soixante dix - quatre vingt, période pendant laquelle triomphait incontestablement la pratique (génie génétique, dépistages, OGM, etc.), c’est la pratique elle même qui, en se développant nécessairement, fournit aujourd’hui aux chercheurs de plus en plus d’éléments neutralisant, compliquant voire contrariant les dogmes génétiques d’hier… C’est d’abord le réductionnisme du « dogme central de la génétique moléculaire » - un gène détermine un caractère - (ou un gène détermine une enzyme qui détermine un caractère) qui vole en éclat : 1) Les gènes se dupliquent, se recombinent, se déplacent d’un point à un autre des chromosomes dans le noyau ; 2) Les « facteurs de transcription » censés réguler l’expression des gènes, soit sont introuvables, soit s’accrochent en fait partout sur l’ADN sans aucune sélectivité pour tel ou tel gène ; 3) Un gène peut être « lu » de différentes façons et fournir plusieurs types de protéines si ce n’est pas des ARNm différents donc des protéines différentes[2], etc. 4) Les techniques de transgénèse (fabrication d’OGM) sont particulièrement empiriques : On sait mécaniquement injecter des gènes dans le cytoplasme des cellules, mais les processus naturels hautement perfectionnés qui permettent ensuite aux cellules d’insérer ces gènes dans leur génome restent obscurs. De sorte que le génie génétique apparaît aujourd’hui comme une « pratique qui marche » malgré une certaine incompréhension théorique (un peu à l’image de l’acupuncture pour prendre un exemple extrême).

Premier symptôme lié à cette crise de la théorie, la perpétuelle remise en cause du dogme instructionniste par l’identification des mécanismes moléculaires et cellulaires de plus en plus complexes provoque moins un rejet du paradigme dominant qu’une fascination idolâtre pour la « complexité » ; on décide implicitement de remettre en cause le déterminisme matérialiste avec le réductionnisme obsolète, pour vouer un culte à cette « complexité » de tout ce qu’on ne comprend plus, et tenter, à défaut de théorie alternative, d’élaborer d’improbables « théories de la complexité » voire de l’« ultra-complexité » du vivant… en fait de l’« inconnaissable » et de la « fin annoncée de la science » (idéalisme)…

Voici par exemple un fait étrange du point de vue épistémologique, au sujet des fondamentaux néodarwiniens : De Weismann à François Jacob, le néodarwinisme conserve son noyau dur ; le rejet catégorique de « l’hérédité de l’acquis » (séparation soma/germen, unilatéralité causale gène/protéine). C’est d’ailleurs l’évidence qu’aucun « acquis » ne peut être génétiquement héréditaire, qui fait encore tenir debout ce qu’il reste du néodarwinisme, et non un quelconque élément tiré de son propre fond. Or la connaissance de plus en plus approfondie des mécanismes moléculaires complique tant les anciens modèles de cybernétique cellulaire que l’instructionnisme lui même, poussé à ses extrêmes limites, peut aujourd’hui conduire à la possibilité théorique d’une hérédité de l’acquis…

En effet, puisqu’il existe naturellement dans la cellule des processus extrêmement perfectionnés permettant de corriger les mutations et les défauts de synthèse, de multiplier et d’insérer des gènes, de contrôler leur expression, voire d’échanger des gènes entre cellules (comme c’est fréquemment le cas entre les bactéries indépendantes d’une colonie), de s’adapter enfin aux conditions locales de stress par des voies d’inhibition ou d’activation de groupes entiers de gènes, plus rien ne s’oppose dans le principe à ce qu’existent chez les organismes complexes, des processus tout aussi perfectionnés, capables de modifier des gènes activement, de leur faire subir des processus internes de « variation – sélection », puis de les transférer de cellules en cellules (pourquoi pas de cellules somatiques en cellules germinales). En somme, si dans des conditions normales, tous ces processus contribuent à préserver le génome dans le sens d’une parfaite conservation héréditaire des caractères, rien n’empêche d’imaginer qu’en cas de stress, des processus agissent au contraire dans le sens d’une modification active de ce génome. Rappelons d’ailleurs que c’est en « stressant » des cals végétaux qu’on parvient à leur transférer efficacement des gènes étrangers. En plus de cette possibilité théorique d’une perméabilité soma-germen, les processus de transcriptions inverses récemment découverts y compris chez les pluricellulaires, remettent sérieusement en cause le dogme de l’unilatéralité gène – protéine. Le néodarwinisme, dont la légitimité vient essentiellement du discrédit jeté sur le lamarckisme (voire sur le très polémique « lyssenkisme » soviétique, prolongeant une variété matérialiste de ce lamarckisme), pourrait bien être la théorie qui remettra en selle son antithèse ; l’hérédité de l’acquis !

La substance de la théorie synthétique de l’évolution, élaboration aussi tonitruante que stérile de la deuxième moitié du vingtième siècle, se résume à une table de onze commandements censée mettre le néodarwinisme à l’abri du temps. En voici les termes, en respectant leur formulation première (celle d’Ernst Mayr, l’un de ses fondateurs) :

I.         Sélection naturelle stabilisante (Darwin) et réductionnisme génétique (Mendel) : 1) Les variations sont exclusivement dues à des mutations génétiques. 2) Les mutations peuvent être désastreuses, avantageuses ou neutres. 3) Le matériel génétique est invariant (pas d’hérédité des caractères acquis). 4) La variation génique est essentiellement due à des recombinaisons (le bricolage de Jacob). 5) Une variation peut résulter de plusieurs gènes (polygénie). 6) La variation d’un seul gène peut affecter plusieurs caractères phénotypiques (pléiotropie).

II.       Dogme de séparation soma-germen (Weismann) ;

III.      Mutationnisme chromosomique (Morgan) ;

IV.    Embryologie génétique inductive [non-préformiste] (Speman) ;

V.      Populationnisme issu de la notion de polymorphisme (Mayr) ;

VI.    Micro-évolution issue de la notion de dérive génétique (Dobzhanski) ;

VII.  Adaptationnisme restreint en tant que moteur de l’évolution (Fisher) ;

VIII.             Gradualisme et continuité micro/macroévolutive (Mayr) ;

IX.    Typologie restreinte à la notion relative d’interfécondité (Mayr) ;

X.      Spéciation allopatrique [populations marginales] (Mayr) ;

XI.     Hétérogénéité des rythmes de spéciation [graduelle ou accélérée] (Simpson).

Epistémologiquement, cet évangile repose non sur des lois mais sur des « concepts ». Cela ne change rien, mais le terme est plus humble, plus souple… donc plus résistant aux critiques radicales, surtout en période de crise. Il se présente comme une définition du vivant dépassant le hiatus qui oppose depuis toujours mécanisme et vitalisme. Comme théorie encore dominante, cette définition opère ici tout à fait artificiellement un double mouvement de repositionnement sur le vieux gradualisme[3] (I à IX) et d’absorption par « concession » des récentes dissidences neutraliste[4] (I2, VI, VII) et saltationniste[5] (I5, I6, IX, X, XI). Partant d’une volonté de clore une fois pour toutes les « querelles de spécialistes », la théorie synthétique s’est faite aujourd’hui à l’idée de sa nécessaire évolution, et prédit désormais elle même les futures étapes de cette très positiviste « maturation »[6]… mais aucun problème scientifique de fond n’a été résolu pour autant !

Avec cette manie de faire des listes au lieu d’intégrer synthétiquement les concepts, Mayr nous offre une « audacieuse » et moderne définition de la vie, tenant en huit caractéristiques spécifiques sans équivalent dans le monde inorganique : 1) Complexité de l’organisation (rétro-actions) ; 2) Chimie du vivant (ADN, enzymes) ; 3) Aspect qualitatif (irréductible au quantitatif) ; 4) Unicité et variabilité (nominalisme typologique) ; 5) Programme génétique (génétique moléculaire) ; 6) Nature historique des vivants (ancêtres communs) ; 7) Sélection naturelle (valeur sélective des individus) ; 8) Indéterminisme (prédictibilité plus probabiliste qu’en physique).

Cette définition ressemble plus à un palmarès des problèmes théoriques successifs du néodarwinisme, s’ajoutant sans jamais se remplacer, qu’à une véritable définition scientifique. On juxtapose sans les résoudre les notions incompatibles de l’arrière-garde (2, 4, 5 et 7) et de l’avant-garde (1, 3 et surtout 8)… C’est apparemment une spécialité chez les gradualistes. Voici ce que répond François Jacob, prix Nobel de médecine en 1965, quand on l’interroge sur sa position vis à vis des saltationnistes : « Je crois qu’il y a les deux. Du saltationnisme il y en a sûrement, avec les homéoboîtes [gènes « architectes »], c’est très facile de sauter, en doublant et en quadruplant les homéogènes (…) les homéoboîtes permettent d’expliquer les macro-mutations (…) C’est vrai que vous avez forcément quelque part des contraintes qui échappent à l’ADN, qui ne sont pas directement programmées par l’ADN. Quand vous avez une feuille de cellules qui se replie pour faire un organe, il est probable qu’il y ait des contraintes physiques qui s’exercent, qu’on ne connaît pas, qui sont d’ailleurs sans doute des contraintes du même type que celles qui s’exercent pour commander le repliement des protéines » (Entretien, La Recherche n°280, 1995). Curieuse façon de résoudre les querelles scientifiques vieilles de plusieurs décennies ! Nous sommes toujours sur le mode de la concession en marge de ce qui est vraiment dominant, à savoir la théorie vieillissante du programme génétique.

Parler au conditionnel[7], passer les problèmes scientifiques sous silence[8], ré-écrire l’histoire du darwinisme[9], profiter du caractère particulièrement flou des notions d’avant-garde pour s’en faire un déguisement et séduire les dissidences prometteuses (saltationnistes en particulier); telle est la stratégie actuelle du néodarwinisme dominant.

La séduction opère d’autant plus efficacement que la théorie synthétique sacrifie son arrière garde, jugée trop finaliste. Pierre-Henri Gouyon, sociobiologiste français en lutte contre l’« anti-finalisme primaire », expliquera avec amertume : « Les biologistes ont été amenés à refuser le finalisme parce que celui-ci attaquait la bonne biologie. Le finalisme pouvait conduire à l’idée d’une conscience suprême dirigeant la création et l’évolution des vivants » (Entretien, La Recherche n°292, 1996). Par zèle « matérialiste » donc, l’impossible assimilation des thèses indéterministes à la mode[10] par le gradualisme dominant, encore très réductionniste -c’est à dire très attaché au « tout génétique »- le conduit à occuper une place intéressante pour l’observateur matérialiste dialectique : le marxisme étant une vision du monde à la fois déterministe (comme l’arrière garde gradualiste, malheureusement réductionniste) et holiste (comme l’avant garde saltationniste, malheureusement indéterministe), il peut profiter de cette opportunité transitoire pour tenter, à la lumière des connaissances actuelles en biologie, une définition de la vie qui ne soit pas une « liste » arbitraire de constats, mais un dépassement dialectique des contradictions théoriques génétique/darwinisme, donnant une nécessité à l’évolution.

 

L’être vivant et son environnement se distinguent qualitativement, mais ils sont indissociables. L’être vivant est une structure qui renouvelle en permanence ses molécules constitutives (fonction de nutrition) à partir de la matière environnante, tandis que l’environnement est lui même transformé par l’être vivant. Pas d’opposition donc, à condition de qualifier ce qui distingue ces deux matières. L’expression matière vivante n’aura pas ici un sens vitaliste (matière « d’essence » différente du reste de la matière) ; S’il est permis de distinguer des qualités dans la matière, ne serait-ce que pour montrer les interactions nécessaires entre ces qualités, distinguons matière vivante et matière non-vivante par une définition claire et concise.

Que la matière vivante soit organisée, complexe est une évidence ; encore faut-il préciser que les termes « organisé » et « complexe » ne sont pas spécifiques à la vie (la Terre par exemple, est une structure hautement organisée). Le mouvement, qualité fondamentale de la matière, est la manière d’être de toute matière, vivante ou non. Ce qui distingue spécifiquement la matière vivante de la matière non vivante, ce n’est ni sa complexité ni son mouvement interne, mais la tendance qu’elle manifeste à conserver sa structure dans le temps.

L’apparente « stabilité » de la matière vivante semble l’exclure d’une approche dialectique. Une explication s’impose : Le mouvement interne de la matière vivante, en tant que matière au sens général, modifie nécessairement sa structure. Mais cette inéluctable désorganisation peut-être freinée par un « processus conservateur » apparaissant  donc  comme une réaction, un mouvement s’opposant, corrigeant en permanence le mouvement désorganisateur. Il n’y a donc pas « inertie », ni « cycle », mais mouvement auto-correcteur permanent (et vain). Remarquons qu’un mouvement désorganisateur n’est pas obligatoirement un mouvement « destructeur » ; Voici donc une proposition non-finaliste, non-mécaniste, n’orientant pas plus la désorganisation vers la destruction que vers la construction. La théorie darwinienne s’applique sans distorsion.

Pour éviter d’ouvrir le flanc au vitalisme, nous dirons que, 1) ce qui dans la matière en mouvement est doté d’une propriété supplémentaire[11], celle de tendre à une « conservation » structurale, sera appelé « matière vivante »[12], 2) La question de l’origine de cette propriété doit être traitée dans le cadre de la thermodynamique, partant du principe de néguentropie qui permet l’organisation spontanée d’un système au détriment du reste de l’univers, conditionné par le principe entropique : N’est-il pas finaliste d’affirmer que ce mouvement, étendu potentiellement à toute la matière, produise toutes les structures possibles sauf celle qui aurait pour propriété particulière de se conserver activement ? 3) Cette tendance à conserver sa propre structure dans le temps conduit à la nécessité d’une histoire de la matière vivante ; l’histoire de la lutte pour l’existence. Dès lors, l’histoire de la vie devient un processus nécessaire, découlant immédiatement de cette impossible auto-conservation :

- Au niveau cellulaire d’abord, aucun système ne stimule positivement l’augmentation des mutations, mais les systèmes génétiques SOS, SRM, p53, etc. qui servent en conditions normales à corriger les mutations accidentelles du génome (auto-conservation) sont désorientés lorsqu’un stress environnemental survient, de sorte que les mutations se multiplient considérablement. Il y a alors explosion de la variabilité à cause du stress environnemental, permettant au couple darwinien hasard – sélection d’être opérationnel au moment opportun et non n’importe quand. De plus, la division cellulaire conforme, stratégie de conservation dans le temps par simple génération à l’identique, va devenir collatéralement une stratégie de conservation/protection par le nombre vis à vis du milieu. Nous avons alors négation du mouvement auto-conservateur : Pour lutter contre la désorganisation dans le temps, la cellule prolifère (reproduction conforme), mais cette prolifération rend possible dans l’espace le passage qualitatif du niveau structural de la cellule à celui de l’organisme pluricellulaire ; passage qui est un résultat opposé à la conservation structurale cellulaire (polymorphisme). L’histoire de la vie passe à une seconde étape, celle des organismes pluricellulaires, dont les cellules sont différenciées les unes des autres, suite à « l’échec » de l’auto-conservation cellulaire.

- Au niveau de l’organisme pluricellulaire, de nombreuses fonctions physiologiques participent à sa conservation structurale : homéostase, hémostase, régénérations, immunité, etc. Ces mécanismes de stabilisation oeuvrent dans le sens d’une lutte contre les morts cellulaires et les proliférations anarchiques en favorisant d’autres proliférations cellulaires mais aussi des morts cellulaires locales. Par exemple : 1) L’acquisition d’une aptitude à distinguer les molécules du soi des molécules du non-soi (éventuellement pathogènes) passe par une destruction des cellules immunitaires auto-réactives préalable. 2) Les formes de l’organisme apparaissent au cours de l’embryogenèse : Par exemple la main embryonnaire est d’abord un « moufle » avant que les doigts ne se dégagent du fait de la destruction des cellules intercalaires, les futurs oviductes et spermiductes coexistent avant de dégénérer sélectivement, conformément au  sexe génétique… Constatation simple : Ces mécanismes s’opposant à la désorganisation en utilisant les mêmes armes qu’elle, contribuent de fait à faire changer structuralement l’organisme (de l’œuf à l’adulte) pour qu’il soit mieux protégé des fluctuations du milieu. De plus, La reproduction, sexuée ou non, est également une modalité spatiale de conservation de l’organisme dans le sens où elle est l’origine de populations d’individus coexistant dans un même milieu. En tant que superstructure, la coopération entre individus de l’espèce est une modalité externe à chaque organisme, favorisant l’intégrité structurale et augmentant la longévité de chacun. Citons un cas d’école, celui de la Physalie ; méduse très complexe dont nul ne saurait dire si elle correspond à une colonie d’individus spécialisés (gastrozoïdes, cystozoïdes, gonozoïdes) et formés par reproduction asexuée, ou à un organisme unifié composé d’organes spécialisés ! On distingue bien sûr plusieurs niveaux d’évolution de cette superstructure, des espèces à individus quasiment isolés aux espèces « sociales » (modalité évoluée au plus haut degré chez les insectes sociaux[13]).

- Au niveau de la population enfin, chacun sait qu’une population artificielle de clones (ensemble d’individus tous identiques génétiquement) s’avère extrêmement fragile face à la moindre fluctuation de l’environnement : Pour ne citer qu’un exemple, un champs de plantes issues d’un même clone sera instantanément exterminée par la première infection virale venue... Dans la nature, une espèce définie par un ensemble de caractères spécifiques se compose d’individus aux formes variées, autrement dit toute population est polymorphe. La reproduction sexuée et, à travers elle la méiose qui converse la formule chromosomique donc le phénotype spécifique tout en augmentant par recombinaisons la variabilité des formes, permet une lutte contre l’extinction de l’espèce par inadaptation au milieu changeant. L’espèce conserve donc son type dans le temps… en le rendant le plus polymorphe possible ! Ce polymorphisme est pourtant la base d’une micro-évolution éloignant progressivement les populations successives du type moyen (« échec » de l’auto-conservation du phénotype permettant une « réussite » de l’auto-conservation de la population au sens large) vers la création de nouvelles espèces. De plus, La reproduction sexuée contribue à travers toute une série de processus raffinés, de la méiose conservant le caryotype à la barrière reproductive en passant par les mécanismes d’histocompatibilité limitant les risques d’autogamie, à entraver l’apparition de formes trop différenciées les unes des autres. Pourtant ces différenciations peuvent aboutir à des distinctions phénotypiques avantageuses pour la survie de l’espèce (dimorphisme sexuel chez la plupart des animaux, castes des insectes sociaux, division du travail, etc.), autant qu’à des macro-mutations profondes ; les phénomènes de néoténie, d’apomorphose, etc., liés aux remaniements chromosomiques et impliquant des bouleversements ontogénétiques, assez fréquents dans la nature (voir Les horloges du vivant, Jean Chaline). La production de nouvelles classes, de nouveaux plans d’organisation, procède donc aussi de cet « échec » de l’auto-conservation du plan d’organisation du genre.

 

Une ré-appropriation de la théorie darwinienne par le matérialisme dialectique consiste en premier lieu à établir le nouveau cadre de validité du fameux couple hasard-sélection. Ce modèle qui jusqu’ici ouvrait la voie à toutes les spéculations indéterministes peut être reconsidéré dans un cadre plus large, par une thèse déterministe qui est son contraire même. En posant l’« auto-conservation impossible » comme propriété fondamentale de la matière vivante, le couple hasard-sélection s’y subordonne en effet en tant que stratégie « conservatrice » parmi d’autres, aboutissant nécessairement à son contraire, c’est à dire la création de nouvelles espèces par sauts qualitatifs.

Que le hasard prévale sur la micro-évolution reste tout à fait vrai, mais on ne saurait en déduire aucune théorie indéterministe générale, au sens où ce hasard devient une façon pour l’évolution de « détourner » ce qui détruit la vie au profit de ce qui la fait durer ! Le développement du vivant vole au mouvement destructeur qui l’anime ses propres armes, la variation aléatoire en premier chef. Voilà en quoi ce qui est vrai, et reste vrai, à l’échelle individuelle, devient en même temps la base d’une vérité plus générale tout à fait contraire. Il y a ici dépassement dialectique du darwinisme, et non « synthèse » arbitraire et forcée avec une théorie génétique trop formaliste. On peut décrire l’histoire de la vie de son niveau le plus simple (cellule) à son niveau le plus complexe (écosystèmes), sachant qu’on ne peut comprendre le développement du vivant qu’en examinant les causes historiques de son apparition (auto-réplication des acides nucléiques et conséquences contradictoires de leur extension spatiale et temporelle).

La matière, qu’il s’agisse de l’objet simple ou de l’objet complexe, est toujours « inépuisable » (et non inconnaissable !), infiniment connaissable, au sens où elle possède une infinité de propriétés. Il est tout à fait acceptable du point de vue de la logique mathématique d’affirmer qu’un infini est quantitativement « plus grand » qu’un autre (l’infinité des propriétés de la cellule, l’infinité des propriétés de l’organisme pluricellulaire). C’est pourquoi la base théorique proposée ici, axée sur une contradiction simple/complexe entre niveaux d’organisation successifs, n’est en rien assimilable à cette « théorie de la complexité » que claironne l’avant-garde scientifique. Au lieu de spiritualiser l’inaccessible et universelle « complexité » qui dominerait la matière vivante, nous ne pouvons jamais parler du complexe sans parler du simple, ou du simple sans parler du complexe. Même si toute cellule est déjà infiniment complexe, l’histoire de la vie, de la cellule à l’organisme intelligent, est celle d’une complexification progressive. C’est cette évidence que tend à nier la nouvelle biologie indéterministe, avec son extrapolation de « l’effet papillon » à l’évolution du vivant.

 

Le néo-darwinisme, théorie prise au piège entre réductionnisme/déterminisme et holisme/indéterminisme, vit une contradiction fatale. Il agonise pendant qu’un post-néodarwinisme (notamment la théorie de la « liberté biologique » -JJ. Kupiec et P. Sonigo-, sorte d’adaptation des thèses d’Adam Smith à la génétique moléculaire sous couvert d’une « offensive matérialiste » contre la vieille génétique jugée trop idéaliste) tâtonne encore. Ils n’en sont pas moins deux formes d’une même biologie, s’excluant mutuellement du point de vue des concepts. Il est facile pour le philosophe de critiquer une vieille théorie agonisante tel que le néodarwinisme. Critiquer les nouvelles théories, d’apparence beaucoup plus matérialiste quoique répondant plus efficacement aux besoins idéologiques de notre époque (« ultra-libéralisme »), est une autre affaire ! C’est pourtant aussi le devoir des marxistes de s’y atteler.

 



[1] Le « tout génétique » pose que toutes les caractéristiques de l’organisme dérivent de l’expression de gènes, donc que la moindre mutation est fortement handicapante voire létale. Considérer le « programme génétique » comme un « Golem » chargé d’une signification donnée ultra-complexe, ou comme un programme informatique savamment élaboré, c’est rejeter l’idée que des erreurs aléatoires (mutations) puissent provoquer une évolution par sélection de variations.

[2] La définition officielle du gène, encore enseignée, qui correspond à une « unité de fonction » (alors qu’un gène participe à plusieurs fonctions, qu’une fonction requiert de nombreux gènes), « de recombinaison » (alors que tous les gènes sont morcelés et souvent remaniés), « de mutation » (alors que la plupart des mutations géniques sont neutres, tandis qu’il existe des mutations chromosomiques) est totalement caduque. Aucune définition alternative n’a encore été clairement formulée.

[3] Les espèces évoluent par « petites touches », progressivement. Formellement, c’est la théorie la plus darwinienne. Darwin considérait lui même que les changements n’étaient jamais « brutaux ». Du point de vue néodarwiniste, il ne restait plus qu’à attribuer à chaque « petite touche » le terme de « petite mutation génétique ».

[4] Le neutralisme, dissidence très radicale au néodarwinisme initialement, pose qu’aucune « petite mutation » ne peut modifier le phénotype, et qu’il n’y a pas de sélection naturelle des variations génétiques.

[5] Le saltationnisme est le pendant du gradualisme et tend à devenir le nouveau paradigme néodarwinien. Il pose que les espèces changent brutalement, par « sauts » qualitatifs. De nombreux marxistes sont tombés dans le piège d’une apologie de cette théorie, oubliant qu’une contradiction dialectique se dénoue par transformation du quantitatif en qualitatif : un saut qualitatif (notion saltationniste) suit une accumulation quantitative (notion gradualiste), on ne saurait donc affirmer que le saltationnisme est plus « dialectique » (donc plus « marxiste ») que le gradualisme. L’espèce subit une « accumulation quantitative » de variations, suite à laquelle elle change brusquement « qualitativement ».

[6] On annonce ainsi l’émergence d’un « nouveau stade de l’an 2000 », « synthèse évolution – développement », etc.

[7] Dans la « charte » de la théorie synthétique, il est amusant de remarquer comment on emploie le ton affirmatif en ce qui concerne les thèses mendélo-morganistes (I1, I3, I4) et le conditionnel quand il s’agit d’« admettre » quelques restrictions anti-réductionnistes issues des dissidences (I2, I5, I6).

[8] Lien micro-macroévolution, possibilité des stases, réductionnisme, dérive génétique, « émergences » échappant aux dogmes de la génétique moléculaire, …

[9] La version « révisionniste » de l’Histoire de la biologie de Denis Buican, exempte de la moindre allusion aux saltationnistes Goldschmidt, Eldredge et Gould. Dans le Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, par delà les malentendus, Patrick Tort affirme que les saltationnistes sont en fait gradualistes (article Continuisme) ! L’Histoire de la biologie de Mayr parle d’un néodarwinisme qui aurait toujours été holiste et anti-déterministe ! etc.

[10] Le hasard, l’émergence, la contingence, … le « miracle » sans cause donc, tout aussi peu matérialiste. La théorie de la « liberté biologique » de Kupiec et Sonigo, qui intègre les processus biologiques à la théorie libérale de la « main invisible » du marché, créant l’ordre sur le chaos, est aujourd’hui la forme la plus radicalement indéterministe, anti-génétique du darwinisme… même si elle est encore plus idéologiquement connotée par la classe dominante !

[11] La génération spontanée, c’est à dire l’acquisition ponctuelle mais nécessairement conservée de cette propriété conservatrice de la matière, a résulté de la conjonction de conditions matérielles particulières réunies à un moment donné de l’histoire de la Terre, avant que celles ci ne se désunissent du fait même des transformations environnementales causées par le développement de la vie. On peut dès lors considérer que l’apparition de cette propriété résulte d’un saut qualitatif dépassant une contradiction (mouvement auto-réplicatif spontané de certaines molécules pré biotiques grâce et malgré le mouvement des autres molécules) et non d’une opération aléatoire (émergentisme vitaliste) ou téléologique (finalisme vitaliste).

[12] Et non simplement « être vivant » : Une population elle même, qui lutte globalement pour son existence, répondra au terme matière vivante, sans avoir pour autant une « essence » idéale.

[13] Une expérience intéressante menée par l’éthologiste R. Chauvin montre que la longévité (auto-conservation) d’une abeille isolée dépend fortement de la perception des phéromones émises par ses congénères (« Biologie de l’esprit » R.Chauvin). C’est un argument en faveur de notre liaison causale entre stratégies conservatrices de niveaux d’organisation différents.